Crispations autour de la réforme de l'université - Le Monde

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samedi 13 janvier 2018

Crispations autour de la réforme de l'université
Alors que la plate-forme Parcoursup ouvre lundi, certains enseignants s'opposent aux nouvelles règles d'admission. Camille Stromboni

Ce n'est peut-être qu'un frémissement, « mais on sent que ça ne passe plus comme une lettre à la poste » , lâche une universitaire parisienne. En cause : les nouvelles règles d'admission à l'université. Et si certains craignaient la mobilisation des étudiants ou des lycéens, c'est plutôt du côté des enseignants-chercheurs qu'elle commence à poindre.

Il y a urgence : la nouvelle plate-forme d'admission dans l'enseignement supérieur, Parcoursup, ouvre lundi 15 janvier. D'ici au 13 mars, les futurs bacheliers devront y émettre leurs voeux pour entrer dans l'enseignement supérieur. En coulisses, la mise en oeuvre du système qui succède à l'algorithme d'APB (Admission post bac) ne se fait pas sans difficulté dans les universités. A Aix-Marseille, Perpignan, Lille, Rennes-II, Paris-VIII, mais aussi à Grenoble, Poitiers... plusieurs départements, principalement en sciences humaines et sociales, ou conseils centraux d'université contestent l'application de la réforme. Depuis fin 2017, une vingtaine de motions ont été votées, exprimant les inquiétudes des enseignants face à un calendrier extrêmement précipité.

Mettre fin à l'utilisation du tirage au sort

« Le gouvernement met la charrue avant les boeufs , dénonce-t-on au département d'histoire de l'université de Saint-Etienne. Bien que la loi ne soit pas encore votée, le bouleversement du système universitaire est mené à vive allure. » En effet, alors que les nouvelles règles à l'entrée des universités sont en train d'être examinées au Parlement - le projet de loi relatif à l'orientation et à la réussite des étudiants, voté à l'Assemblée, doit arriver au Sénat le 7 février -, les universités sont obligées de se mettre en ordre de bataille en faisant remonter au ministère leurs propres « attendus » (les compétences jugées nécessaires pour y réussir, pouvant être déclinées selon les spécificités des établissements) pour chacune de leurs licences. Elles doivent également décider les critères qu'elles vont appliquer pour évaluer les dossiers des lycéens : notes, lettre de motivation, CV...

Désormais, les universités vont examiner l'adéquation entre le profil des candidats et les caractéristiques de la formation. En fonction de cet examen, elles pourront soit les accepter, soit les orienter vers des parcours renforcés, soit encore les mettre « en attente », lorsque le nombre de places sera insuffisant par rapport aux demandes. L'objectif du gouvernement est de mettre ainsi fin à l'utilisation du tirage au sort à l'entrée des licences en tension et de lutter contre l'échec en licence.

Manque de moyens

« Cette réforme porte des points très positifs, mais c'est la panique pour les personnels et les enseignants, car on ne nous laisse pas le temps suffisant, juge le président de l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, Georges Haddad. Entre les attendus nationaux, les attendus locaux, les critères... Rien n'est clair, on reçoit cinquante interprétations différentes. Encore moins le calendrier, qui est toujours flou. » Résultat : son université a voté, le 9 janvier, au sein de la commission « formation et vie universitaire », une motion exprimant son refus de mettre en place la réforme.

« En demandant aux universités de classer les candidatures des étudiants selon un certain nombre de critères, (...) le ministère s'apprête en réalité à mettre en oeuvre une sélection qui ne dit pas son nom » , dénoncent les élus, qui demandent avant tout les « moyens humains et matériels nécéssaires pour assurer [leur] mission » . Le manque de moyens est une question particulièrement sensible dans les universités, qui ont accueilli 160 000 étudiants de plus ces cinq dernières années, avec des budgets en quasi-stagnation (hormis en 2017).

« On sait bien que nous n'aurons pas les moyens d'examiner véritablement les dossiers »

Ce blocage par les établissements des « attendus » de leurs licences devrait néanmoins avoir une portée limitée : ce seront, par défaut, les compétences établies par le ministère, en décembre, dans un cadrage national, discipline par discipline, qui devraient s'appliquer. Le calendrier a en outre été assoupli pour les délibérations dans les universités : les « attendus » et les « éléments pris en compte pour examiner les voeux » - c'est-à-dire les critères - pourront être votés jusqu'au 6 mars, d'après un courrier du ministère à la mi-décembre 2017. Ce qui laisse augurer une situation inconfortable : les informations affichées sur la plate-forme Parcoursup, sur laquelle les lycéens vont faire leurs voeux à compter du 22 janvier, pourraient être modifiées en cours de route.

« Double discours »

Au-delà de la fixation de ces critères, les inconnues autour de la gestion des candidatures des milliers de candidats provoquent également des craintes. Comment va s'effectuer cet examen des dossiers dans les universités ? « En première année d'AES[administration économique et sociale] , nous avons reçu, l'an dernier, deux mille voeux de candidats... » , confie Matthieu Hély, professeur de sociologie et responsable de cette formation à l'université Versailles - Saint-Quentin, qui refuse de participer à ce « tri » . Ce dernier préside l'Association des sociologues enseignant·e·s du supérieur, à l'origine d'une pétition contre la réforme intitulée« La sélection n'est pas la solution » , qui a déjà recueilli près de quatre mille signatures.

« On sait bien que nous n'aurons pas les moyens d'examiner véritablement les dossiers, affirme de son côté Annliese Nef, maîtresse de conférences en histoire à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, dont le département a voté une motion contre la réforme. Le ministère est dans un double discours quand il nous dit que l'on fera du qualitatif et du personnalisé, et qu'on n'utilisera pas seulement les notes des lycéens pour évaluer les profils, alors qu'on voit bien que c'est ce qui va se passer. »

Logiquement, un pré-tri automatisé devrait s'opérer, étant donné le volume de candidatures à venir, a déjà prévenu Gilles Roussel, président de la Conférence des présidents d'université. Lui se veut rassurant : « Nous ne savons pas encore précisément comment et sur quels critères nous pourrons nous appuyer, mais il est normal de travailler dans le brouillard en temps de réforme. »

Camille Stromboni