La « réforme » de l’entrée à l’université ne fera qu’aggraver les inégalités, Tribune de Camille Peugny

Le projet de loi « orientation et réussite des étudiants » semble paré des vertus de l’évidence. Il s’agit de réduire l’échec en licence et d’assurer à chaque bachelier une place dans l’enseignement supérieur. Avec en vue le fait que, d’un point de vue collectif, la France a besoin de diplômés, et que d’un point de vue individuel, le diplôme protège du chômage. Si de nombreux bacheliers échouent à l’université, ce serait parce qu’ils sont mal orientés et qu’on les laisse s’engager  dans des filières pour lesquelles ils ne sont pas préparés. Pour rompre avec cet état de fait, il faudrait que les enseignants du secondaire les informent mieux et davantage, d’une part, et que les universités communiquent les « attendus » et autres prérequis nécessaires à la réussite dans leurs différentes filières d’autre part.

 

 

Hypocrisie

Une telle grille de lecture est au mieux erronée, au pire très hypocrite. Le prisme de l’orientation permet de jeter un voile pudique sur ce qu’on préfère dissimuler, à savoir l’extraordinaire stratification de notre système éducatif qui débute dès le secondaire et se poursuit au-delà. Sans même parler des classes préparatoires et des grandes écoles qui pourront évidemment continuer à sélectionner les meilleurs lycéens nés dans les milieux les plus favorisés, le paysage de l’enseignement supérieur est fracturé par une hiérarchie très nette du prestige que les jeunes et leurs familles ont parfaitement intégrée. Les bacheliers professionnels ou technologiques qui s’inscrivent à l’université n’ont pas tous la passion des lettres, de l’histoire ou de la sociologie (même si certains, ne l’oublions jamais, s’y révèlent) : ils s’inscrivent dans les filières délaissées par les gagnants de la compétition scolaire.

C’est pourquoi cette réforme de l’entrée dans l’enseignement supérieur ne permettra de guérir aucun des maux actuels. Les filières dites « en tension » rendront publics les critères de sélection qu’elles appliquent déjà plus ou moins discrètement, tandis que les formations les plus déclassées continueront fort heureusement à accueillir les lycéens qui ne trouvent pas de place ailleurs (et ce même si leurs professeurs du secondaire les mettent en garde contre les difficultés qu’ils risquent d’y rencontrer). Aucune transformation significative de la composition du public des différentes filières n’est à attendre de cette réforme. Elle finira cependant  d’accabler des universités piégées par l’autonomie, étranglées financièrement, qui doivent chaque année faire beaucoup mieux avec beaucoup moins et qui n’ont donc absolument pas les moyens humains et matériels de se livrer en un temps record à cette parodie de « tri ». Imagine-t-on sérieusement que les responsables de formation auront les moyens matériels et humains pour formuler une réponse personnalisée à des milliers de demandes, indiquant des prérequis et des dispositifs éventuels de remédiation ?

Affronter les vraies questions

En réalité, la seule question qui vaille est la suivante : quel est le message que la nation entend adresser aux dizaines de milliers de jeunes qui chaque année arrivent à la fin de leur parcours dans le secondaire avec leurs stigmates de grands blessés de la compétition scolaire ? Quel destin pour ces fils et filles des quartiers populaires, des banlieues ou des campagnes, qui ont bien compris que le diplôme protégeait du chômage et qu’il permettait d’accéder à des emplois plus stables et mieux payés ? Peuvent-ils tenter leur chance dans l’enseignement supérieur, ou tout est-il terminé pour eux ? Évidemment, la seule réponse ne peut pas se situer au niveau de l’enseignement supérieur et il faudrait revoir toute la chaîne de production des inégalités scolaires, depuis l’école primaire jusqu’au lycée. De même, il faut probablement transformer en profondeur l’enseignement professionnel. Et, de toute évidence, s’attaquer aux politiques de l’emploi : depuis des décennies, elles fabriquent un second marché du travail qui se nourrit des relégués du système scolaire. Mais à court terme et pour ce qui concerne l’enseignement supérieur, il n’est plus possible que les filières dans lesquelles s’inscrivent de fait ces jeunes femmes et ces jeunes hommes demeurent à ce point invisibles aux yeux des ministères successifs.

Car, ne nous y trompons pas : alors que le débat public se focalise sur des dispositifs consistant à envoyer au compte-gouttes quelques élèves méritants issus des lycées populaires vers les filières d’élite, la réalité de la démocratisation de l’enseignement supérieur se joue dans les premiers cycles universitaires ; hélas dans l’indifférence la plus totale. Y enseignent pourtant des personnels (parmi lesquels les non titulaires sont de plus en plus nombreux) bien décidés pour la plupart à ne pas compter leurs efforts pour que tous les étudiants aient leur chance : ils ne demandent que la possibilité de le faire dignement.

La ministre encourage les formations à accepter les étudiants fragiles « sous condition », par exemple qu’ils suivent des enseignements de remédiation destinés à mieux les armer face aux exigences d’un parcours universitaire. C’est formidable, car en la matière, les idées ne manquent pas : depuis des années, les enseignants du supérieur rivalisent d’ingéniosité et innovent sans cesse malgré l’assèchement de leurs moyens pour mieux accueillir ces nouveaux publics d’étudiants. Pour pouvoir se concrétiser, ces idées n’attendent qu’un plan d’urgence en faveur des premiers cycles universitaires. Comment imaginer que les enseignants du supérieur puissent réussir, dans des amphithéâtres de cent étudiants, à renverser une tendance que leurs collègues du secondaire ne sont pas parvenus à enrayer avec des classes de trente élèves ? Sans un effort financier réel et durable, qui ne semble pas inaccessible à la sixième puissance mondiale, tous les grands discours sur la réussite, le mérite ou l’égalité des chances garderont une tonalité insupportable aux oreilles de ceux qui œuvrent quotidiennement sur le terrain.

 

Cette tribune a été publiée initialement sur le site d'Alternatives Économiques le 29/11/17.

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