Lettre des (jeunes) enseignant-e-s et/ou chercheur-e-s précaires de l'EHESS

Lettre des (jeunes) enseignant-e-s et/ou chercheur-e-s précaires,

Nous souhaitons par la présente nous solidariser avec les différentes actions de doctorant-e-s, jeunes chercheurs et enseignants chercheurs, mobilisés depuis plusieurs jours à Bordeaux, Toulouse, à Tours et dénoncer, à leurs côtés, la précarisation accrue et l’aggravation des conditions de travail de toute une génération, qualifiée bien souvent de « sacrifiée ».

Ces mobilisations s’inscrivent dans un contexte général [1] de remise en question des orientations et des choix politiques relatifs à l’enseignement supérieur et à la recherche qui fragilisent davantage les universités. Pour rappel, la loi Fioraso prolonge la loi Pécresse sur l’autonomie des universités qui avait déjà suscité de larges mobilisations en 2009-2010. Tout cela s'est mis en place dans le contexte européen du "processus de Bologne", qui constitue le cadre politique (néolibéral) dans lequel ces réformes s'inscrivent, à la lumière du "new public management", appliqué à tous les services publics dont font partie les universités. La loi relative aux Libertés et Responsabilités des Universités (LRU) était ainsi une de ses émanations.

La Conférence des présidents d’universités (CPU) a tiré la sonnette d’alarme en octobre dernier sur la situation bientôt intenable pour la majorité des établissements. La fragilisation des plans budgétaires des universités et la dégradation des conditions de travail d’une main-d’œuvre bon marché concernent non seulement les doctorants non-allocataires, mais également les docteurs non-titulaires qui candidatent pour des postes d’ATER ou, souvent à défaut, pour des charges de cours (recrutés soit en tant qu’« enseignants vacataires », soit par « contrat d’enseignement », soit encore avec l’impossible statut d’« auto-entrepreneur »).

En tant que doctorants et docteurs précaires de l’EHESS et d’ailleurs, nous partageons le même sort et les mêmes situations que celles des enseignants vacataires mobilisés dans plusieurs des universités de France car c’est là que nous exerçons et postulons. Nous souscrivons pleinement aux dénonciations concernant les retards dans le traitement des contrats et dans le paiement des enseignants, la fin de l’exonération des frais d’inscription et le manque de contrats de travail solides qui justifient les grèves reconduites à Bordeaux. Nous déplorons à l’instar des départements de Sociologie (UFR Arts et Sciences Humaines) et d’Aménagement (Polytechnique) de Tours, la volonté de remplacer de manière systématique les postes d’ATER à mi-temps par des postes d’ATER à temps plein, ainsi que l’augmentation des vacations et postes contractuels. De même, nous appuyons la lettre ouverte du collectif des précaires de Toulouse, nous avons signé les pétitions des « enseignants jetables » de Sciences Po à Bordeaux et à Paris, ainsi que celle de plusieurs professeurs et enseignants, « Pour un réel changement à l’Université et dans la Recherche » qui a recueilli plus de 10 000 signatures[2] et l’Appel des 50 000 précaires de l’ESR[3].

Les réductions budgétaires drastiques font de ces postes des denrées trop rares et très convoitées. Le manque de transparence et de systématisation des attributions de postes d’ATER et de Maîtres de conférences, les recrutements décidés avant même la publication des annonces, la préférence pour les candidats « en interne », sont quelques exemples des dérives de ce système. Quid de la qualité de l’enseignement fourni, ce qui interroge le devenir des prochaines générations qui se forment dans un système universitaire en ruines. Aux coupes budgétaires s’ajoutent donc des modes de recrutements insuffisants et insatisfaisants, qui nous conduisent vers un goulot d’étranglement, la situation de précarité des jeunes enseignants, chercheurs, doctorants et docteurs étant devenue intenable ces dernières années.

En outre, les universités et établissements d’enseignement supérieur auxquels nous sommes rattachés, au carrefour de l’enseignement et de la recherche fondamentale, sont directement concernés par la fragilisation et le manque de perspective de la recherche en France. Le Conseil Scientifique du CNRS a établi un diagnostic alarmant[4], chiffres à l’appui[5], concernant les réductions des dépenses publiques qui vont toucher les recrutements à venir en son sein. L’investissement dans la recherche et le développement par rapport au PIB, relègue la France à la malheureuse vingtième place sur la scène mondiale, sachant que l’objectif fixé en 2000, soit 3% du PIB pour la recherche, n’est pas atteint. Comme le souligne le CNRS, la faiblesse de l’investissement se répercute directement sur l’emploi scientifique en France : le CNRS a perdu plus de 800 emplois statutaires depuis 2002, alors que les emplois à durée déterminée représentent désormais le tiers des effectifs. En conclusion : « cette précarité met en danger la continuité dans la mise en œuvre des procédures de recherche et de transmission des connaissances, et elle pèse lourdement sur l’attractivité des carrières ». Pour preuve, le nombre de candidats par concours explose, l’âge moyen au recrutement a reculé de deux ans dans la dernière décennie. Le taux de chômage des jeunes docteurs avoisine les 10%. Les inscriptions en doctorat devraient s’effondrer d’ici 2022, ainsi que les inscriptions dans l’enseignement supérieur en général. Tout cela porte atteinte non seulement au dynamisme et à la créativité scientifique, mais aussi à la place des universités françaises à l'international à l'inverse de ce que les réformes prétendent.

Le manque d’innovation scientifique, le désastre de la loi LRU, font de notre génération une génération du bricolage et de la débrouille dans un contexte qui nous offre un avenir sombre. La bureaucratisation de la recherche, son évaluation répétée freine, voire paralyse, les innovations plus qu’elle ne les stimule ; la concurrence entre jeunes chercheurs prend le pas sur la coopération, la course à l’excellence se fait au détriment de l’innovation scientifique. Pour cela, nous avons signé les pétitions en ligne des différents mouvements et nous encourageons tout un chacun à le faire.

Nous nous réjouissons de la poursuite et de la visibilité des mobilisations dans plusieurs villes de France et, pour les raisons explicitées ci-dessus, nous rejoignons les mouvements amorcés pour déplorer et contester ensemble la politique mise en place. Nous exigeons auprès du Ministère des réponses rapides sur les points suivants et lui proposons :

- La refondation d’une véritable politique de l’enseignement et de la recherche inclusive sur la base de concertations avec les enseignants chercheur-e-s titulaires et non-titulaires.

- Dans le prolongement de l’analyse dressée par le CNRS, nous demandons un plan pluriannuel pour l’emploi scientifique.

- Un traitement des trajectoires universitaires (rapport recherche/enseignement) moins contraignant (notamment le nombre d’inscriptions réduit à trois ans, l’obligation de se réinscrire chaque année), la création de plus de contrats doctoraux et postdoctoraux adaptés aux disponibilités et situations de chacun (doctorant en thèse, docteur en recherche de poste, etc.).

- L’intégration des jeunes générations à cette politique de l’enseignement supérieur et de la recherche, pour redéfinir le statut des doctorants et des jeunes docteurs au sein de leurs institutions d’enseignement et de leurs laboratoires de recherche.

- Une plus grande transparence dans la gestion des budgets alloués aux étudiants dans les institutions d’enseignement et de recherche.

[1] La loi de programme pour la recherche (2006) qui avait remplacé la loi d’orientation et de programmation pour la recherche et l’innovation (LOPRI) –notamment grâce au collectif Sauvons la Recherche- qui détermine les grandes orientations et dotations budgétaires et marque le remplacement du Comité national d’évaluation par l’AERES ; la loi Pécresse ou LRU (2007), relative aux libertés et responsabilités des universités, met en place l’autonomie budgétaire et de gestion des ressources humaines des universités. La loi Fioraso votée en 2013, modifie, entre autre, les intitulés des licences et des filières, en en supprimant certaines.