Procédures « bâillons » : la cour d'appel de Paris au soutien de la liberté d'expression des chercheurs

Le Monde, 3 octobre 2017 - par  Pascale Robert-Diard

La société Chimirec a perdu, vendredi 28 septembre, le procès en appel qu'elle avait intenté à l'universitaire Laurent Neyret pour diffamation, à la suite d'un article publié dans une revue juridique Pascale Robert-Diard. En publiant dans une revue juridique, en juin 2014, un commentaire de cinq pages sur le jugement de condamnation rendu par le tribunal de Paris à l'encontre de la société Chimirec, pour diverses pratiques contraires à la réglementation sur le traitement desdéchets, l'enseignant-chercheur Laurent Neyret n'imaginait pas qu'il allait se retrouver à son tour devant la justice.

Procédures « bâillons » : la cour d'appel de Paris au soutien de la liberté d'expression des chercheurs


La société Chimirec a perdu, vendredi 28 septembre, le procès en appel qu'elle avait intenté à l'universitaire Laurent Neyret pour diffamation, à la suite d'un article publié dans une revue juridique Pascale Robert-Diard

En publiant dans une revue juridique, en juin 2014, un commentaire de cinq pages sur le jugement de condamnation rendu par le tribunal de Paris à l'encontre de la société Chimirec, pour diverses pratiques contraires à la réglementation sur le traitement desdéchets, l'enseignant-chercheur Laurent Neyret n'imaginait pas qu'il allait se retrouver à son tour devant la justice. Spécialiste du droit de l'environnement - il est notamment à l'origine de la notion de « préjudice écologique » entrée dans le code civil en août 2016 -, Laurent Neyret analysait dans la première partie de cet article les charges retenues par le tribunal à l'encontre de la société et des dirigeants de Chimirec, accusés d'avoir indûment perçu des subventions publiques pour dépollution, livré des huiles polluées et falsifié des documents administratifs, ainsi que les peines d'amendes prononcées d'un montant de 100 000 euros à 180 000 euros.

Laurent Neyret développait, dans une seconde partie, une argumentation en faveur d'un alourdissement des sanctions en casd'infractions environnementales en considérant que celles-ci n'étaient pas suffisamment dissuasives. L'article titré « Trafic dedéchets dangereux : quand les dépollueurs se font pollueurs » lui ayant fortement déplu, la société Chimirec décidait de poursuivre le juriste pour « diffamation » devant le tribunal correctionnel de Paris.

Bonne foi

L'affaire avait suscité l'émoi de la communauté des chercheurs, de plus en plus souvent confrontée à une forme d'intimidation judiciaire de la part de certaines entreprises, l'objectif poursuivi étant de décourager les travaux de recherche en faisant planer sur leurs auteurs le risque de poursuites. Devenue familière de ces procédures dites « bâillons », la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, juge des libertés publiques, se montre particulièrement attentive.

Par un jugement du 13 janvier 2017, elle a débouté la société et les dirigeants de Chimirec, en reconnaissant l'excuse de la bonne foi à Laurent Neyret. Elle a surtout considéré que la procédure intentée était abusive et a condamné les plaignants à verser respectivement 12 000 et 8 000 euros de dommages et intérêts à l'auteur de l'article et à la revue juridique qui l'avait publié. Dans son jugement, le tribunal relevait que Chimirec et ses dirigeants avaient fait preuve d'une « particulière témérité » dans l'exercicede leur droit « en choisissant d'agir en diffamation contre le commentaire d'une décision de justice par un enseignant en droit, alors même qu'il apparaît que ledit article s'est à l'évidence basé factuellement sur la motivation même de cette décision ».

« Liberté d'expression »

La société Chimirec a fait appel de cette condamnation civile. A l'appui de sa demande, elle a notamment fait valoir qu'elle avait été entre-temps relaxée partiellement de certains délits qui lui étaient reprochés. Mais dans son arrêt, rendu jeudi 28 septembre, lacour d'appel de Paris confirme le jugement prononcé et va plus loin que le tribunal dans la protection du chercheur. Elle considère que « dès lors que sont ni établies, ni même évoquées, une animosité personnelle de l'auteur [à l'égard de Chimirec et de ses dirigeants] ou l'existence de propos étrangers à la question de droit traitée, le seul fait d'examiner le caractère diffamatoire d'un article tel que celui rédigé par Laurent Neyret est une atteinte à sa liberté d'expression ».

La cour ajoute que cette liberté doit être d'autant plus préservée que l'analyse des décisions judiciaires demandées à un professionnel du droit « n'a pas pour objet d'être seulement didactique mais doit nourrir le débat sur les orientations de lajurisprudence, qu'il s'agisse d'y adhérer ou de proposer des évolutions souhaitées ». Les juges de la cour d'appel relèvent aupassage, et non sans ironie, que l'arrêt qui relaxe partiellement Chimirec, mérite « à son tour d'être commenté ».

La vigilance des juges face à ce type de procédures ne rassure toutefois pas complètement les universitaires. Comme le soulignait le professeur de droit Denis Mazeaud en février 2017 dans la revue La Gazette du Palais au lendemain du jugement de relaxe deLaurent Neyret, « ce qui doit retenir l'attention, c'est le message subliminal adressé à tous les enseignants-chercheurs qui n'ont pas peur de déranger, de s'engager, de faire leur métier (...) et d'exprimer leurs opinions sans concession en toute liberté et en parfaite indépendance. Attention, leur est-il dit, il pourrait vous en coûter très cher et pas seulement en frais d'avocat ! »

Pascale Robert-Diard