Tribune dans Libération : "La sociologie n'est pas une usine à chômeurs", 24 janvier 2014

Rebonds, La sociologie n'est pas une usine à chômeurs Par 150 signataires Responsables de formations et élus universitaires

24 janvier 2014

Derrière l'injonction à une prétendue excellence, nous assistons, depuis quelques années, à une stigmatisation récurrente des universités françaises, de leurs missions, de leurs étudiants, qui conduit à leur fragilisation. Les formations de lettres et sciences humaines et sociales (SHS) font particulièrement les frais de ces discours de disqualification. Nous, sociologues, membres d'associations professionnelles, élus dans les conseils centraux des universités, directrices et directeurs d'UFR, responsables de formations (licence, master, doctorat) en sociologie, voulons montrer que ces discours relèvent de préjugés ou de parti pris idéologiques non fondés.

Il n'est pas rare que des journalistes ou des représentants politiques, y compris haut placés, dénoncent la prétendue faiblesse des débouchés professionnels des SHS, et de la sociologie en particulier. Geneviève Fioraso, «notre» ministre, déclarait ainsi récemment : «Dès la seconde, les jeunes doivent savoir que des filières, comme l'histoire, la sociologie ou la psychologie, connaissent des difficultés d'insertion. Ils doivent être prévenus (1).» De tels propos sont parfois relayés par des journalistes… Dans des débats dominés par la référence aux «grandes écoles» les plus sélectives, l'université, et en son sein les filières de SHS sont souvent présentées comme des filières inutiles, accueillant des étudiants indécis et peu doués, pilotés par des universitaires insouciants et irresponsables, déconnectés des «vrais enjeux», évidemment économiques… mais, dans les faits, il en va bien autrement.

Les destins des diplômés de lettres et SHS n'ont rien à envier à ceux de bien d'autres filières. Selon les enquêtes statistiques du Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq), la proportion de détenteurs d'un master de sciences humaines qui connaissent un «accès rapide et durable à l'emploi» est comprise entre 61% et 64% (soit un peu plus que la moyenne toutes disciplines confondues). Et selon le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, le taux d'insertion des étudiants titulaires d'un master de sociologie ou d'un master pluridisciplinaire de SHS est compris entre 87% et 89% (pour comparaison, ces taux varient entre 83% et 97% dans d'autres disciplines comme les techniques, les sciences fondamentales, les sciences de la vie ou les sciences gestionnaires ou économiques). Par ailleurs, les formations universitaires ne déméritent pas face aux grandes écoles, pourtant dotées de moyens financiers bien supérieurs.

Depuis de nombreuses années, les formations sociologiques de niveau master sont construites sur des débouchés professionnels variés, identifiés et travaillés par les équipes de formation. Au-delà de l'enseignement et de la recherche, les diplômés en sociologie sont embauchés par des entreprises, des administrations, des collectivités, des organismes ou des associations dans les domaines du conseil, de l'organisation urbaine, de l'intervention sociale, de la formation, du marketing, de la communication, de l'expertise humaine et sociale, de l'éducation, de la culture, etc.

Echec ou bifurcation ?

Le premier cycle de sociologie, comme les premiers cycles universitaires en général, est régulièrement dénoncé comme un lieu d'échec, au motif que seul un étudiant de 1ère année sur deux passe en 2e année. Or, le taux d'échec en 1ère année de médecine est considérablement plus élevé (80% à 85%), tandis que, en 2006, seuls 60% des élèves des classes préparatoires scientifiques ou commerciales ont intégré une école - en dépit de la sélection initiale des candidats et du fort taux d'encadrement dont ils bénéficient, qui rend ces formations particulièrement coûteuses pour la collectivité. Mais on parle alors de «sélectivité» (pour la louer !) plutôt que d'échec !

Par ailleurs, dans le cas des étudiants en sociologie, les taux de passage en 2e année et d'obtention du diplôme de licence masquent en fait une grande variété de parcours individuels : bifurcation vers un BTS ou une école ; réorientation vers une autre filière universitaire ; choix d'une année sabbatique ; réussite à un concours public ; accès à l'emploi ou passage à temps plein ; arrêt des études pour raisons économiques.

Si les universités françaises ne parviennent pas à assurer à tous, gratuitement et sans distinction de niveau scolaire ni d'origine sociale, un diplôme qui leur garantirait un emploi qualifié de qualité, c'est qu'elles ne peuvent réaliser l'impossible face aux puissants mécanismes de sélection économique et sociale et, surtout, face à une économie en crise et à un marché de l'emploi à l'offre insuffisante. Malgré tout, les filières de SHS assurent à un nombre important d'étudiants une éducation qui leur est refusée ailleurs pour cause de sélection initiale - ou financière - et qui leur permet de s'insérer, socialement et professionnellement, à un niveau souvent supérieur à celui de leurs parents.

Les universités, et leurs cursus en sciences humaines et sociales, forment donc de futurs travailleurs, qui participeront au système productif et à l'économie mondialisée. Mais leur mission est aussi de délivrer des savoirs fondamentaux, de transmettre une solide culture, de forger des capacités réflexives, de développer l'esprit d'analyse et de synthèse ; donc, de former des citoyens aptes à prendre part au débat public, à s'adapter aux transformations de la société et à porter un regard critique sur le monde.

Dont l'Association française de sociologie (AFS), l'Association des sociologues de l'enseignement supérieur (Ases), soutenues par : l'Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses), l'association Champ libre pour les sciences sociales et l'association Savoir - Agir. (1) Lefigaro.fr du 20 mars.

Pour ajouter sa signature à la pétition, voir ici.